Hélène Vaillé (Sciences Humaines n° 164 - octobre 2005)
Il y a trente ans, à
la question de savoir comment se développe l'intelligence de l'enfant, était
invariablement associé un nom, et souvent un seul, celui de Jean Piaget.
Celui-ci a été le premier à considérer le bébé comme un sujet de recherche et à
lui attribuer une intelligence. On lui doit d'avoir élaboré ce qui restera
longtemps la théorie du développement de l'intelligence. Un monument.
De nouvelles théories du développement
Aujourd'hui, la question de savoir comment se
développe l'intelligence suscite plutôt l'embarras. Le cadre du développement
cognitif proposé par J. Piaget ne fait plus l'unanimité. Nombre d'autres
modèles - néopiagétiens, évolutionnistes, connexionnistes,
dynamiques, psychométriques - briguent la place. Voilà pour le
« gros œuvre », les théories générales du développement. A côté, il y
a le travail des artisans du détail. Ces chercheurs-là s'intéressent au
développement précoce du bébé sur des fonctions bien précises. Leurs études ont
révolutionné nos connaissances sur le monde mental du bébé. On trouve enfin les
tenants de l'environnement social et culturel. Ils tentent de raccorder la
« pensée » longtemps contenue dans la demeure piagétienne au monde
extérieur.
Pour J. Piaget, l'intelligence évolue par bonds, d'un
stade à l'autre, du concret vers l'abstrait. Au début, l'intelligence du bébé
est pratique, J. Piaget l'appelle sensori-motrice car elle est liée au toucher,
à la vision et à l'action. Au terme de son développement et après plusieurs
phases intermédiaires, l'enfant, alors âgé de 14-15 ans, atteint le stade
« formel », celui des opérations abstraites, logiques, mathématiques.
Ce modèle de développement est souvent comparé à la montée des marches d'un
escalier. D'un stade à l'autre, la pensée de l'enfant change, ses raisonnements
sont à la fois meilleurs et d'un autre type. Ce modèle a longtemps orienté les
recherches en psychologie, qui cherchaient à définir le mode de raisonnement
(égocentrique, holistique...) propre à chaque stade.
C'est au début des années 1980 qu'apparaissent les
premières alternatives sérieuses à la théorie du développement cognitif de J.
Piaget. L'arrivée des sciences cognitives donne un regain de vigueur aux
recherches sur le développement de l'intelligence. Plusieurs familles de
théories fortement teintées de psychologie cognitive voient le jour. Les
théories néopiagétiennes, parmi les plus influentes, ont pour objectif de
concilier l'approche piagétienne et la psychologie cognitive.
Le psychologue américain Robbie Case (décédé
prématurément en 2000 à l'âge de 55 ans) sera l'un des premiers néopiagétiens à
tenter d'opérer cette synthèse. Il propose un modèle où la mémoire de travail,
alors au centre des recherches en psychologie cognitive, est un élément clef du
développement. La mémoire de travail (située dans le lobe frontal) est le
centre de traitement des opérations mentales les plus complexes - planification,
calculs, réflexion consciente, stratégie... C'est elle qui est sollicitée
lorsque vous jouez aux échecs ou lorsque vous lisez ce texte. Elle combine les
informations en provenance de la mémoire sensorielle (la vision des mots sur la
page) avec les informations stockées en mémoire à long terme (le sens des
mots), puis transforme ces informations (ce qui permet d'en déduire la
signification de l'ensemble du texte).
Comment concilier cette approche de l'intelligence
avec la théorie du développement de J. Piaget ? R. Case voit dans
l'utilisation de plus en plus efficiente de la mémoire de travail un élément déterminant
de la croissance cognitive. La mémoire de travail telle qu'il la conçoit
pourrait être comparée à une malle de rangement dont l'enfant apprend, avec
l'expérience, à optimiser l'usage. Au départ, il n'arrive à y ranger que dix
jouets. Puis il comprend qu'en les rangeant mieux, il peut en inclure
davantage. La capacité de rangement de la malle n'a pas augmenté, son
utilisation est simplement optimisée.
Comment ce
changement se produit-il ? Deux facteurs seraient à l'origine de
l'efficacité croissante de la mémoire de travail. Le premier, emprunté à la
psychologie cognitive, est l'automatisation. R. Case explique comment certaines
tâches devenues familières, finissent par être exécutées machinalement, ce qui
libère de l'espace de stockage dans la mémoire de travail. Le second facteur
est un facteur de maturation biologique. Les transitions entre les stades
seraient liées à des changements au niveau de l'activité électrique des
neurones dans le lobe frontal (partie du cerveau particulièrement active dans
la résolution de problèmes et dans le raisonnement). Les preuves empiriques
font encore défaut pour étayer cette hypothèse. Nombre de chercheurs ont quand
même l'intuition que la mémoire de travail joue un rôle décisif dans le
développement cognitif. Le psychologue néopiagétien Juan Pascual Leone est de
ceux-là, qui en fait un moteur du développement cognitif avec sa « théorie
des opérateurs constructifs » (1).
La pensée ? Une jungle !
Tout en
intégrant cette approche cognitive, R. Case n'a pas rompu avec l'héritage
piagétien. Il conserve l'hypothèse d'un développement selon quatre stades et
soutient l'idée que l'enfant est pourvu de modes de pensées spécifiques à
certains types de connaissances (le nombre, l'espace et la narration). Reste
que le modèle de l'escalier auquel il souscrit - l'un de ses livres, paru
en 1992, s'intitule The Mind's Staircase (L'Esprit en escalier) - tend à disparaître
dans les modèles de développement actuels...
Les années 1990
s'ouvrent sur un « nouveau paradigme » (2), avec l'apparition de « modèles
dynamiques du développement ». Finie la progression par stades chère à J.
Piaget et à quelques néopiagétiens. La plupart des théories actuelles penchent
en faveur d'une progression de l'intelligence graduelle, et de ce fait quasi
continue : elle n'évolue plus par bonds et vers l'avant, mais par petits
pas rapprochés, marqués d'arrêts, de retours en arrière et de faux pas.
Cette
conception dynamique de l'intelligence est au cœur des théories évolutionnistes
du développement. Comme leur nom l'indique, ces théories font l'analogie entre
l'évolution biologique et l'évolution cognitive. L'un de leurs représentants,
le psychologue américain Robert Siegler, imagine le développement cognitif
comme « une série de vagues qui se chevauchent, chacune
correspondant à un mode de pensée ou à une stratégie différente(3) ». R. Siegler
pense que la cognition est soumise, comme dans le monde biologique, à la
compétition... Sauf qu'ici, la compétition ne se joue pas entre les espèces
mais entre les modes de pensée. Les théories évolutionnistes du développement
cognitif cherchent donc à décrire quelles compétences entrent en compétition et
comment cette compétition conduit à des solutions « adaptées ».
R. Siegler
insiste sur la très grande diversité de stratégies mentales dont les enfants
disposent pour résoudre les problèmes auxquels ils ont affaire. Voilà ce que le
chercheur observe chez des enfants de 5 ans à qui il fait passer un test
d'addition : « Les enfants utilisaient quatre
stratégies de comptage différentes. Soit ils levaient un doigt pour chaque
unité et les comptaient oralement, soit ils levaient les doigts en comptant
mentalement, soit ils comptaient à voix haute, sans utiliser ni leurs mains ni autre
chose comme support et, enfin, la quatrième stratégie n'impliquait aucun
comportement audible ou visible. » L'exercice éveille
différents modes de pensée qui entrent en compétition. L'enfant doit choisir la
stratégie la plus adaptée à la situation. Notamment, aux contraintes du milieu
qui implique selon les cas d'être rapide, précis... Le choix de la stratégie et
les mécanismes qui permettent la découverte d'une nouvelle stratégie sont une
forme d'adaptation.
Le psychologue
Olivier Houdé partage cette approche évolutionniste. Il décrit la pensée comme
une « jungle » où les compétences de l'enfant et de l'adulte se
télescopent et se bousculent. Cet état d'effervescence permanent suppose
l'existence d'un « mécanisme de blocage tout aussi
puissant : l'inhibition ». Le psychologue de
conclure : « Le développement cognitif du bébé ne
devrait pas seulement être conçu comme l'acquisition progressive de
connaissances mais aussi relever d'une capacité d'inhibition de réactions qui
entravent l'expression de connaissances déjà présentes(4). »
Les néopiagétiens offrent, comme on l'a vu, des
modèles très généraux de développement. Trop généraux selon certains, qui
proposent une approche complémentaire, à la fois plus locale et plus
fonctionnelle. Cette approche correspond à un courant de recherche qui s'est
développé après J. Piaget parallèlement au structuralisme : le
cognitivisme développemental. Cette fois, les chercheurs étudient précisément,
pour une tranche d'âge donnée, un domaine cognitif ou module* particulier.
Cette approche est dite fonctionnelle dans le sens où elle décrit le
fonctionnement du sujet, sans se préoccuper des notions de structure et de
stade.
Des compétences insoupçonnées
Ce courant de recherche est largement dominé par
l'étude des compétences précoces du bébé, à l'origine de découvertes et de
révisions importantes de la théorie piagétienne. J. Piaget avait su inventer
des situations expérimentales ingénieuses comme les célèbres épreuves de
conservation, d'inclusion des classes, de sériation. Il pratiquait aussi une
méthode originale d'interrogation clinique qui consistait à parler librement
avec l'enfant pendant les exercices et les jeux en lui demandant de justifier
sa démarche. De nouvelles méthodes d'investigation permettront d'aller plus
loin dans l'étude du jeune enfant. En 1970, le psychologue Robert L. Fantz met
au point une méthode expérimentale qui révolutionne les connaissances sur le
monde mental du bébé. Il fait le constat suivant : lorsqu'un bébé observe
un phénomène nouveau, par exemple une girafe en plastique qu'il n'a jamais vue
avant, il fixe intensément l'objet pendant plusieurs secondes. Au bout d'un
laps de temps, l'enfant s'habitue à la présence de l'objet et détourne son
regard. Si ensuite on présente un petit lapin en bois à côté de la girafe qu'il
connaît déjà, le bébé porte son attention sur le lapin. Le chercheur en déduit
que le temps de fixation du regard est un bon indicateur de l'intérêt que le
bébé porte à la nouveauté.
La méthode se perfectionne et se généralise. On
découvre que le bébé réagit non seulement à la nouveauté mais aussi à
l'étrangeté des situations, comme le montre cette autre expérience avec des
boules de billard : une boule rouge roule sur un tapis de billard et vient
percuter une boule blanche, qui roule à son tour. Pour le bébé, c'est une
découverte : quand une boule est percutée par une autre, elle se met à
bouger. Le bébé fixe la scène puis il se lasse. Si on change le scénario, la
boule rouge étant en mouvement mais la boule blanche bougeant avant d'avoir été
touchée, alors le bébé manifeste son étonnement. Il semble avoir compris que
quelque chose d'étrange s'est produit. Tout se passe comme si le bébé
comprenait qu'une loi physique a été violée. Une boule ne peut pas se déplacer
sans avoir été percutée.
En 1985, ce protocole expérimental permet à Renée
Baillargeon, Elisabeth Spelke et Stanley Vassermann de réaliser une expérience,
aujourd'hui célèbre, sur la « permanence de l'objet ». On dit qu'un
enfant possède la permanence de l'objet s'il a compris que son jouet existe
encore, même si on vient de le faire disparaître sous ses yeux derrière un
mouchoir. J. Piaget pensait que l'enfant atteint cette compétence à 2 ans. Car
quand on cache l'objet à un enfant plus jeune, il ne fait aucun geste pour
soulever le mouchoir et reprendre l'objet. Cette interprétation est
contestée : il est possible que l'enfant sache que son jouet est bien là, mais
ne cherche pas à le prendre. L'expérience de R. Baillargeon, E. Spelke et S.
Wassermann montre que, dès 3 à 5 mois, des nourrissons possèdent parfaitement
la permanence de l'objet.
Les vingt
dernières années ont vu se développer un domaine plus particulier des études
sur les compétences du nourrisson : la « théorie de l'esprit »,
cette capacité qu'ont les enfants à attribuer des sentiments et des croyances à
eux-mêmes et à autrui. Cette approche explore les conceptions de l'enfant relatives
aux croyances et aux désirs. Le psychologue américain John Flavell étudie quand
et comment les enfants font appel à des entités mentales inobservables
(croyances, désirs, intentions, connaissances, etc.) pour décrire, expliquer et
prédire les conduites humaines observables. Au raisonnement de type
logico-mathématique, le chercheur préfère le terme de pensée. Une pensée qu'il
envisage comme le fruit d'interactions subtiles entre la perception, les
croyances, les états mentaux et physiologiques, les émotions, les désirs, les
intentions et les comportements (5). Le rôle crucial des émotions dans tout
processus de raisonnement avait déjà été mis au jour par le psychologue Antonio
R. Damasio. Les expériences d'imagerie neuronale d'O. Houdé ont depuis confirmé
et précisé ces informations. Le psychologue observe de moindres performances
logico-mathématiques dans des cerveaux « froids » (lors d'une expérience
qui ne sollicite pas d'émotions particulières) plutôt que « chauds ».
La découverte
de capacités précoces chez l'enfant réveille une épineuse question, celle de
savoir si ces compétences sont innées. Le débat entre nativisme et
constructivisme est toujours vif. Jacques Melher et Emmanuel Dupoux, partisans
du premier camp, expliquent que les facultés cognitives « s'accroissent avec l'âge selon un calendrier prédéterminé
et un schéma directeur spécifique à l'espèce, qui doit peu à l'expérience
acquise, au milieu ou à des apprentissages(6) ». D'autres,
comme la psychologue Annette Karmiloff-Smith, refusent de choisir entre le
constructivisme et le nativisme qu'ils jugent complémentaires : le
développement cognitif aurait pour origine des prédispositions innées et
spécifiques (contenues dans le cerveau sous forme de modules génétiquement
déterminés). R. Baillargeon, O. Houdé, Pierre Mounoud s'accordent sur l'idée
qu'il existe très tôt des capacités de raisonnement logique et arithmétique,
associées à une faculté très précoce d'apprentissage par la perception
(notamment visuelle) ou par des couplages entre perception et action.
Les effets de l'environnement social
On reproche
souvent à J. Piaget d'avoir négligé l'influence du milieu social et culturel
sur le développement de l'enfant. Le psychologue Michel Deleau rappelle
pourtant qu'« aucun des pères fondateurs de la psychologie du
développement - qu'il s'agisse de J. Piaget, Lev S. Vygotski ou Henri
Wallon - n'a fait l'impasse sur l'existence d'un ensemble d'effets
liés au milieu social. Mais ces effets sont considérés de façon très différente
selon les perspectives théoriques ». Pour J. Piaget,
l'environnement social n'influence en effet que de manière marginale le
développement cognitif. Il n'est pas constitutif de l'activité mentale. L.S.
Vygotski considère au contraire que l'enfant grandit en interaction étroite
avec deux aspects de la culture : les outils qu'elle produit (le langage
oral et écrit par exemple) et les interactions sociales (entre adultes et
enfants, entre enfants). L'apparente contradiction des approches de J. Piaget
et L.S. Vygotski n'a en tout cas jamais dissuadé le psychologue américain
Jerome Bruner d'en concilier les apports. Pionnier en sciences cognitives, il a
développé le courant de la psychologie culturelle, qui décrit par exemple la
façon dont le langage se construit lors des interactions entre l'enfant et ses
parents.
Au plan international, divers courants très actifs en
psychologie du développement tentent aujourd'hui de conceptualiser cette
dimension de la vie sociale et des interactions sociales. Des chercheurs
étudient le rôle joué par les interactions sociales sur le développement
cognitif individuel. Pierre Mugny, Willem Doise, Anne-Nelly Perret Clermont ont
montré que les progrès développementaux (le passage d'un stade à un autre) sont
plus importants lorsqu'un enfant résout une tâche en interaction avec un autre
que lorsqu'il est seul pour le faire. Des recherches plus récentes soulignent
également les vertus d'apprentissage du débat et de la collaboration. Outre les
interactions de personne à personne, le monde social influence le développement
cognitif en fournissant une variété d'outils pour la résolution de
problèmes : dès 1 an, les enfants ont l'idée d'utiliser un râteau pour
attraper un jouet ; à 11 ans, certains savent utiliser des cartes itinéraires
pour expliquer à un ambulancier comment se rendre à destination... Un autre
courant de recherche concerne les comparaisons interculturelles. Des
expériences ont montré que l'utilisation du boulier influence la façon dont les
enfants se représentent les nombres. On sait aussi que plusieurs systèmes de
catégorisation des objets peuvent coexister au sein d'une même culture et entre
des cultures différentes : ainsi par exemple des Yupno de
Papouasie-Nouvelle-Guinée qui organisent leur univers en choses
« chaudes » et « froides ».
Des théories néopiagétiennes aux tenants de la
psychologie culturelle, en passant par les spécialistes du développement
précoce, les principaux continuateurs de l'œuvre de J. Piaget présentent une
diversité de points de vue sur « l'intelligence de l'enfant ». Les
grandes tendances qui se dessinent suggèrent le rôle crucial de la mémoire de
travail, font voir des modèles dynamiques et des jeux de compétition avec, en
lieu et place du raisonnement logico-mathématique, l'idée plus large d'une
pensée « en contexte ». Il paraît impossible d'extraire une seule
théorie dominante de cette mosaïque d'idées. Tout laisse penser que la demeure
piagétienne, portes et volets ouverts, restera en chantier pour longtemps.
[1] J.-P. Leone, « Reflexions on working memory: Are
the two models complementary ? »,Journal of Experimental Child
Psychology, vol. LXXVII, 2000.
[2] A. Demetriou et A. Raftopoulos, « Cognitive
developmental change, theories, models and measurement », Cambridge Studies in Cognitive and Perceptual Development,
n° 10, janvier 2005.
[3] R. Siegler, Enfant et Raisonnement. Le développement cognitif de l'enfant,
3e éd. De Boeck, 2000.
[4] O. Houdé, Le Développement de l'enfant, Puf, coll. « Que sais-je
? », 2004.
[5] J. Flavell, Cognitive Development, Englewood Cliffs/Prentice-Hall,
1985.
[6] J. Melher
et E. Dupoux, Naître humain, Odile Jacob, 1990.
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