lundi 4 juin 2012

L'intelligence de l'enfant : les théories actuelles




Hélène Vaillé (Sciences Humaines n° 164 - octobre 2005)


Il y a trente ans, à la question de savoir comment se développe l'intelligence de l'enfant, était invariablement associé un nom, et souvent un seul, celui de Jean Piaget. Celui-ci a été le premier à considérer le bébé comme un sujet de recherche et à lui attribuer une intelligence. On lui doit d'avoir élaboré ce qui restera longtemps la théorie du développement de l'intelligence. Un monument.

De nouvelles théories du développement

Aujourd'hui, la question de savoir comment se développe l'intelligence suscite plutôt l'embarras. Le cadre du développement cognitif proposé par J. Piaget ne fait plus l'unanimité. Nombre d'autres modèles - néopiagétiens, évolutionnistes, connexionnistes, dynamiques, psychométriques - briguent la place. Voilà pour le « gros œuvre », les théories générales du développement. A côté, il y a le travail des artisans du détail. Ces chercheurs-là s'intéressent au développement précoce du bébé sur des fonctions bien précises. Leurs études ont révolutionné nos connaissances sur le monde mental du bébé. On trouve enfin les tenants de l'environnement social et culturel. Ils tentent de raccorder la « pensée » longtemps contenue dans la demeure piagétienne au monde extérieur.

Pour J. Piaget, l'intelligence évolue par bonds, d'un stade à l'autre, du concret vers l'abstrait. Au début, l'intelligence du bébé est pratique, J. Piaget l'appelle sensori-motrice car elle est liée au toucher, à la vision et à l'action. Au terme de son développement et après plusieurs phases intermédiaires, l'enfant, alors âgé de 14-15 ans, atteint le stade « formel », celui des opérations abstraites, logiques, mathématiques. Ce modèle de développement est souvent comparé à la montée des marches d'un escalier. D'un stade à l'autre, la pensée de l'enfant change, ses raisonnements sont à la fois meilleurs et d'un autre type. Ce modèle a longtemps orienté les recherches en psychologie, qui cherchaient à définir le mode de raisonnement (égocentrique, holistique...) propre à chaque stade.

C'est au début des années 1980 qu'apparaissent les premières alternatives sérieuses à la théorie du développement cognitif de J. Piaget. L'arrivée des sciences cognitives donne un regain de vigueur aux recherches sur le développement de l'intelligence. Plusieurs familles de théories fortement teintées de psychologie cognitive voient le jour. Les théories néopiagétiennes, parmi les plus influentes, ont pour objectif de concilier l'approche piagétienne et la psychologie cognitive.

Le psychologue américain Robbie Case (décédé prématurément en 2000 à l'âge de 55 ans) sera l'un des premiers néopiagétiens à tenter d'opérer cette synthèse. Il propose un modèle où la mémoire de travail, alors au centre des recherches en psychologie cognitive, est un élément clef du développement. La mémoire de travail (située dans le lobe frontal) est le centre de traitement des opérations mentales les plus complexes - planification, calculs, réflexion consciente, stratégie... C'est elle qui est sollicitée lorsque vous jouez aux échecs ou lorsque vous lisez ce texte. Elle combine les informations en provenance de la mémoire sensorielle (la vision des mots sur la page) avec les informations stockées en mémoire à long terme (le sens des mots), puis transforme ces informations (ce qui permet d'en déduire la signification de l'ensemble du texte).

Comment concilier cette approche de l'intelligence avec la théorie du développement de J. Piaget ? R. Case voit dans l'utilisation de plus en plus efficiente de la mémoire de travail un élément déterminant de la croissance cognitive. La mémoire de travail telle qu'il la conçoit pourrait être comparée à une malle de rangement dont l'enfant apprend, avec l'expérience, à optimiser l'usage. Au départ, il n'arrive à y ranger que dix jouets. Puis il comprend qu'en les rangeant mieux, il peut en inclure davantage. La capacité de rangement de la malle n'a pas augmenté, son utilisation est simplement optimisée.

Comment ce changement se produit-il ? Deux facteurs seraient à l'origine de l'efficacité croissante de la mémoire de travail. Le premier, emprunté à la psychologie cognitive, est l'automatisation. R. Case explique comment certaines tâches devenues familières, finissent par être exécutées machinalement, ce qui libère de l'espace de stockage dans la mémoire de travail. Le second facteur est un facteur de maturation biologique. Les transitions entre les stades seraient liées à des changements au niveau de l'activité électrique des neurones dans le lobe frontal (partie du cerveau particulièrement active dans la résolution de problèmes et dans le raisonnement). Les preuves empiriques font encore défaut pour étayer cette hypothèse. Nombre de chercheurs ont quand même l'intuition que la mémoire de travail joue un rôle décisif dans le développement cognitif. Le psychologue néopiagétien Juan Pascual Leone est de ceux-là, qui en fait un moteur du développement cognitif avec sa « théorie des opérateurs constructifs » (1).

La pensée ? Une jungle !

Tout en intégrant cette approche cognitive, R. Case n'a pas rompu avec l'héritage piagétien. Il conserve l'hypothèse d'un développement selon quatre stades et soutient l'idée que l'enfant est pourvu de modes de pensées spécifiques à certains types de connaissances (le nombre, l'espace et la narration). Reste que le modèle de l'escalier auquel il souscrit - l'un de ses livres, paru en 1992, s'intitule The Mind's Staircase (L'Esprit en escalier) - tend à disparaître dans les modèles de développement actuels...

Les années 1990 s'ouvrent sur un « nouveau paradigme » (2), avec l'apparition de « modèles dynamiques du développement ». Finie la progression par stades chère à J. Piaget et à quelques néopiagétiens. La plupart des théories actuelles penchent en faveur d'une progression de l'intelligence graduelle, et de ce fait quasi continue : elle n'évolue plus par bonds et vers l'avant, mais par petits pas rapprochés, marqués d'arrêts, de retours en arrière et de faux pas.

Cette conception dynamique de l'intelligence est au cœur des théories évolutionnistes du développement. Comme leur nom l'indique, ces théories font l'analogie entre l'évolution biologique et l'évolution cognitive. L'un de leurs représentants, le psychologue américain Robert Siegler, imagine le développement cognitif comme « une série de vagues qui se chevauchent, chacune correspondant à un mode de pensée ou à une stratégie différente(3) ». R. Siegler pense que la cognition est soumise, comme dans le monde biologique, à la compétition... Sauf qu'ici, la compétition ne se joue pas entre les espèces mais entre les modes de pensée. Les théories évolutionnistes du développement cognitif cherchent donc à décrire quelles compétences entrent en compétition et comment cette compétition conduit à des solutions « adaptées ».

R. Siegler insiste sur la très grande diversité de stratégies mentales dont les enfants disposent pour résoudre les problèmes auxquels ils ont affaire. Voilà ce que le chercheur observe chez des enfants de 5 ans à qui il fait passer un test d'addition : « Les enfants utilisaient quatre stratégies de comptage différentes. Soit ils levaient un doigt pour chaque unité et les comptaient oralement, soit ils levaient les doigts en comptant mentalement, soit ils comptaient à voix haute, sans utiliser ni leurs mains ni autre chose comme support et, enfin, la quatrième stratégie n'impliquait aucun comportement audible ou visible. » L'exercice éveille différents modes de pensée qui entrent en compétition. L'enfant doit choisir la stratégie la plus adaptée à la situation. Notamment, aux contraintes du milieu qui implique selon les cas d'être rapide, précis... Le choix de la stratégie et les mécanismes qui permettent la découverte d'une nouvelle stratégie sont une forme d'adaptation.

Le psychologue Olivier Houdé partage cette approche évolutionniste. Il décrit la pensée comme une « jungle » où les compétences de l'enfant et de l'adulte se télescopent et se bousculent. Cet état d'effervescence permanent suppose l'existence d'un « mécanisme de blocage tout aussi puissant : l'inhibition ». Le psychologue de conclure : « Le développement cognitif du bébé ne devrait pas seulement être conçu comme l'acquisition progressive de connaissances mais aussi relever d'une capacité d'inhibition de réactions qui entravent l'expression de connaissances déjà présentes(4). »

Les néopiagétiens offrent, comme on l'a vu, des modèles très généraux de développement. Trop généraux selon certains, qui proposent une approche complémentaire, à la fois plus locale et plus fonctionnelle. Cette approche correspond à un courant de recherche qui s'est développé après J. Piaget parallèlement au structuralisme : le cognitivisme développemental. Cette fois, les chercheurs étudient précisément, pour une tranche d'âge donnée, un domaine cognitif ou module* particulier. Cette approche est dite fonctionnelle dans le sens où elle décrit le fonctionnement du sujet, sans se préoccuper des notions de structure et de stade.

Des compétences insoupçonnées

Ce courant de recherche est largement dominé par l'étude des compétences précoces du bébé, à l'origine de découvertes et de révisions importantes de la théorie piagétienne. J. Piaget avait su inventer des situations expérimentales ingénieuses comme les célèbres épreuves de conservation, d'inclusion des classes, de sériation. Il pratiquait aussi une méthode originale d'interrogation clinique qui consistait à parler librement avec l'enfant pendant les exercices et les jeux en lui demandant de justifier sa démarche. De nouvelles méthodes d'investigation permettront d'aller plus loin dans l'étude du jeune enfant. En 1970, le psychologue Robert L. Fantz met au point une méthode expérimentale qui révolutionne les connaissances sur le monde mental du bébé. Il fait le constat suivant : lorsqu'un bébé observe un phénomène nouveau, par exemple une girafe en plastique qu'il n'a jamais vue avant, il fixe intensément l'objet pendant plusieurs secondes. Au bout d'un laps de temps, l'enfant s'habitue à la présence de l'objet et détourne son regard. Si ensuite on présente un petit lapin en bois à côté de la girafe qu'il connaît déjà, le bébé porte son attention sur le lapin. Le chercheur en déduit que le temps de fixation du regard est un bon indicateur de l'intérêt que le bébé porte à la nouveauté.

La méthode se perfectionne et se généralise. On découvre que le bébé réagit non seulement à la nouveauté mais aussi à l'étrangeté des situations, comme le montre cette autre expérience avec des boules de billard : une boule rouge roule sur un tapis de billard et vient percuter une boule blanche, qui roule à son tour. Pour le bébé, c'est une découverte : quand une boule est percutée par une autre, elle se met à bouger. Le bébé fixe la scène puis il se lasse. Si on change le scénario, la boule rouge étant en mouvement mais la boule blanche bougeant avant d'avoir été touchée, alors le bébé manifeste son étonnement. Il semble avoir compris que quelque chose d'étrange s'est produit. Tout se passe comme si le bébé comprenait qu'une loi physique a été violée. Une boule ne peut pas se déplacer sans avoir été percutée.

En 1985, ce protocole expérimental permet à Renée Baillargeon, Elisabeth Spelke et Stanley Vassermann de réaliser une expérience, aujourd'hui célèbre, sur la « permanence de l'objet ». On dit qu'un enfant possède la permanence de l'objet s'il a compris que son jouet existe encore, même si on vient de le faire disparaître sous ses yeux derrière un mouchoir. J. Piaget pensait que l'enfant atteint cette compétence à 2 ans. Car quand on cache l'objet à un enfant plus jeune, il ne fait aucun geste pour soulever le mouchoir et reprendre l'objet. Cette interprétation est contestée : il est possible que l'enfant sache que son jouet est bien là, mais ne cherche pas à le prendre. L'expérience de R. Baillargeon, E. Spelke et S. Wassermann montre que, dès 3 à 5 mois, des nourrissons possèdent parfaitement la permanence de l'objet.

Les vingt dernières années ont vu se développer un domaine plus particulier des études sur les compétences du nourrisson : la « théorie de l'esprit », cette capacité qu'ont les enfants à attribuer des sentiments et des croyances à eux-mêmes et à autrui. Cette approche explore les conceptions de l'enfant relatives aux croyances et aux désirs. Le psychologue américain John Flavell étudie quand et comment les enfants font appel à des entités mentales inobservables (croyances, désirs, intentions, connaissances, etc.) pour décrire, expliquer et prédire les conduites humaines observables. Au raisonnement de type logico-mathématique, le chercheur préfère le terme de pensée. Une pensée qu'il envisage comme le fruit d'interactions subtiles entre la perception, les croyances, les états mentaux et physiologiques, les émotions, les désirs, les intentions et les comportements (5). Le rôle crucial des émotions dans tout processus de raisonnement avait déjà été mis au jour par le psychologue Antonio R. Damasio. Les expériences d'imagerie neuronale d'O. Houdé ont depuis confirmé et précisé ces informations. Le psychologue observe de moindres performances logico-mathématiques dans des cerveaux « froids » (lors d'une expérience qui ne sollicite pas d'émotions particulières) plutôt que « chauds ».

La découverte de capacités précoces chez l'enfant réveille une épineuse question, celle de savoir si ces compétences sont innées. Le débat entre nativisme et constructivisme est toujours vif. Jacques Melher et Emmanuel Dupoux, partisans du premier camp, expliquent que les facultés cognitives « s'accroissent avec l'âge selon un calendrier prédéterminé et un schéma directeur spécifique à l'espèce, qui doit peu à l'expérience acquise, au milieu ou à des apprentissages(6) ». D'autres, comme la psychologue Annette Karmiloff-Smith, refusent de choisir entre le constructivisme et le nativisme qu'ils jugent complémentaires : le développement cognitif aurait pour origine des prédispositions innées et spécifiques (contenues dans le cerveau sous forme de modules génétiquement déterminés). R. Baillargeon, O. Houdé, Pierre Mounoud s'accordent sur l'idée qu'il existe très tôt des capacités de raisonnement logique et arithmétique, associées à une faculté très précoce d'apprentissage par la perception (notamment visuelle) ou par des couplages entre perception et action.

Les effets de l'environnement social

On reproche souvent à J. Piaget d'avoir négligé l'influence du milieu social et culturel sur le développement de l'enfant. Le psychologue Michel Deleau rappelle pourtant qu'« aucun des pères fondateurs de la psychologie du développement - qu'il s'agisse de J. Piaget, Lev S. Vygotski ou Henri Wallon - n'a fait l'impasse sur l'existence d'un ensemble d'effets liés au milieu social. Mais ces effets sont considérés de façon très différente selon les perspectives théoriques ». Pour J. Piaget, l'environnement social n'influence en effet que de manière marginale le développement cognitif. Il n'est pas constitutif de l'activité mentale. L.S. Vygotski considère au contraire que l'enfant grandit en interaction étroite avec deux aspects de la culture : les outils qu'elle produit (le langage oral et écrit par exemple) et les interactions sociales (entre adultes et enfants, entre enfants). L'apparente contradiction des approches de J. Piaget et L.S. Vygotski n'a en tout cas jamais dissuadé le psychologue américain Jerome Bruner d'en concilier les apports. Pionnier en sciences cognitives, il a développé le courant de la psychologie culturelle, qui décrit par exemple la façon dont le langage se construit lors des interactions entre l'enfant et ses parents.

Au plan international, divers courants très actifs en psychologie du développement tentent aujourd'hui de conceptualiser cette dimension de la vie sociale et des interactions sociales. Des chercheurs étudient le rôle joué par les interactions sociales sur le développement cognitif individuel. Pierre Mugny, Willem Doise, Anne-Nelly Perret Clermont ont montré que les progrès développementaux (le passage d'un stade à un autre) sont plus importants lorsqu'un enfant résout une tâche en interaction avec un autre que lorsqu'il est seul pour le faire. Des recherches plus récentes soulignent également les vertus d'apprentissage du débat et de la collaboration. Outre les interactions de personne à personne, le monde social influence le développement cognitif en fournissant une variété d'outils pour la résolution de problèmes : dès 1 an, les enfants ont l'idée d'utiliser un râteau pour attraper un jouet ; à 11 ans, certains savent utiliser des cartes itinéraires pour expliquer à un ambulancier comment se rendre à destination... Un autre courant de recherche concerne les comparaisons interculturelles. Des expériences ont montré que l'utilisation du boulier influence la façon dont les enfants se représentent les nombres. On sait aussi que plusieurs systèmes de catégorisation des objets peuvent coexister au sein d'une même culture et entre des cultures différentes : ainsi par exemple des Yupno de Papouasie-Nouvelle-Guinée qui organisent leur univers en choses « chaudes » et « froides ».

Des théories néopiagétiennes aux tenants de la psychologie culturelle, en passant par les spécialistes du développement précoce, les principaux continuateurs de l'œuvre de J. Piaget présentent une diversité de points de vue sur « l'intelligence de l'enfant ». Les grandes tendances qui se dessinent suggèrent le rôle crucial de la mémoire de travail, font voir des modèles dynamiques et des jeux de compétition avec, en lieu et place du raisonnement logico-mathématique, l'idée plus large d'une pensée « en contexte ». Il paraît impossible d'extraire une seule théorie dominante de cette mosaïque d'idées. Tout laisse penser que la demeure piagétienne, portes et volets ouverts, restera en chantier pour longtemps.


NOTES

1
[1] J.-P. Leone, « Reflexions on working memory: Are the two models complementary ? »,Journal of Experimental Child Psychology, vol. LXXVII, 2000.
2
[2] A. Demetriou et A. Raftopoulos, « Cognitive developmental change, theories, models and measurement », Cambridge Studies in Cognitive and Perceptual Development, n° 10, janvier 2005.
3
[3] R. Siegler, Enfant et Raisonnement. Le développement cognitif de l'enfant, 3e éd. De Boeck, 2000.
4
[4] O. Houdé, Le Développement de l'enfant, Puf, coll. « Que sais-je ? », 2004.
5
[5] J. Flavell, Cognitive Development, Englewood Cliffs/Prentice-Hall, 1985.
6
[6] J. Melher et E. Dupoux, Naître humain, Odile Jacob, 1990.


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