Par Patrick Schmoll
Contrairement à une opinion fort répandue les
jeux vidéo en général ne renforcent pas les conduites violentes ni
l'inadaptation scolaire. Certains de ces jeux peuvent même étayer pour certains
jeunes, à travers une mobilisation de l'imaginaire proche des jeux de rôle, une
forme de médiation entre pairs qui partagent un même espace virtuel et parfois
bien réel.
Le 2 avril 2002 à Erfurt en Allemagne, un
jeune homme de 19 ans fait irruption dans une salle de classe du lycée
Gutenberg où se déroulent des épreuves. Armé d'un fusil à pompe et d'un pistolet,
il fait feu, tuant seize personnes avant de se donner la mort. Exclu de
l'établissement depuis un an, il était en situation d'échec scolaire, mais
avait selon ses proches une conduite normale dans la vie courante. Il était inscrit
dans deux clubs de tir et était un joueur assidu de Counterstrike, un jeu vidéo
à contenu violent. L'événement relance en Allemagne, mais également dans
d'autres pays européens, la polémique sur les effets délétères des jeux vidéo.
En France, la tuerie d'Erfurt fait écho à celle de Nanterre survenue le mois
précédent, mais Richard Durn, également passionné d'armes à feu, ne jouait pas
aux jeux vidéo.
La question n'est pas nouvelle, elle est
posée depuis longtemps par le spectacle de la violence à la télévision. La
réception quotidienne de photos et de films violents finit par induire chez le
spectateur une forme de clivage de la réalité : la mort et la souffrance
d'autrui ne coupent plus l'appétit à l'heure du repas. Ce clivage induirait une
déréalisation de la violence. Dans les jeux vidéo, éclater à coup de mortier ou
de barre à mine le personnage d'un adversaire procure généralement un sentiment
de plaisir non dissimulé, alors qu'a contrario la mort de son propre personnage
n'est pas vécue physiquement comme telle : on ne meurt pas réellement, et on
n'a même pas mal. La destruction de l'image de l'adversaire, même réaliste, à
la limite du film reproduisant l'événement, ne signifie donc pas que l'adversaire
meurt "pour de vrai". C'est cette même virtualisation de la violence qui
est utilisée pour l'entraînement des militaires : elle leur permet par la suite
d'asséner la mort comme dans un programme d'entraînement, et en fait comme dans
un jeu vidéo, surtout si l'adversaire n'est pas en contact direct. On peut donc
en déduire que les jeux vidéo sont l'équivalent de programmes d'entraînement à
une violence insensible. Le débat n'est pas simple, car il n'y a jamais une explication
unique d'un fait de violence. Après la tuerie d'Erfurt, les éditeurs de jeux
ont réagi à l'amalgame : le site allemand de Quatre affichait ironiquement
"90% des auteurs d'attentats ont mangé du pain dans les 24 heures précédant
leur crime. Interdisons le pain !".
L'EXPÉRIENCE CATHARTIQUEDE LA VIOLENCE
Un état (Nachez & Schmoll, à paraître)
des enquêtes qui ont été conduites en France et aux États-Unis sur la pratique
des jeux vidéo montre que rien ne permet d'établir que ces jeux, même ceux à
contenus violents, ont une influence négative sur le comportement des joueurs
dans la vie réelle. Pour celles de ces études qui s'intéressent aux
répercussions éducationnelles de ces pratiques, les "bons élèves"
paraissent même dans certaines enquêtes être plus nombreux à jouer aux jeux vidéo
(tous styles confondus) que ceux ayant de mauvais résultats scolaires (mais ils
jouent aussi moins longtemps qu'eux). Un tiers des gros joueurs sont
d'excellents élèves et cela ne perturbe pas leurs résultats scolaires. Une
partie seulement des jeux pratiqués par les jeunes sont des jeux violents : de 15%
à 25% selon les études. La "consommation" de jeux violents ne représente
donc qu'une partie de leurs activités ludiques.
La scénographie sanguinaire de certains jeux
a une portée ambiguë. Pouvoir exploser à coup de mortier des adversaires dont
les tripes vont se scotcher aux murs environnants, réduit certes la figure de
l'autre à un objet de satisfaction de pulsions peu élaborées. Mais le réalisme
des images est une condition de l'intérêt du jeu à cet égard : il permet la
mise en scène et l'expression de ces pulsions, dont on peut se demander quelle serait
autrement l'issue dans la réalité si elles n'avaient pas cette possibilité
d'être contenues dans une arène virtuelle, le temps délimité d'une compétition.
Le joueur se défoule dans le jeu, il retrouve tonus et confiance en soi après
une journée ratée, il rejoue frustrations, anxiétés et colères autrement. Les
joueurs interrogés dans les enquêtes font la différence entre le jeu et la réalité,
mais il existe une interaction entre les deux : le jeu permet de relativiser la
réalité. Et cette relativisation n'est possible que parce que le jeu
ressemble à la réalité. Plus intéressant
est l'aspect positif pointé très régulièrement par ces études : le jeu vidéo
est un facteur d'intégration sociale et d'échanges car on ne joue que si l'on peut en parler avec des
copains et/ou jouer avec les parents, et cela dès un âge précoce. Les jeux, mêmes
violents, sont l'opportunité d'une sociabilité qui se développe en marge d'eux
: les joueurs expérimentés aident les nouveaux, leur donnent des tuyaux. Le
temps consacré à parler des jeux est aussi important que celui consacré à y
jouer. Avec le développement des jeux en réseau local et en ligne sur Internet,
des groupes se forment autour d'une pratique de compétition. Les adolescents se
réunissent à dix ou vingt pour un week-end chez l'un d'eux ou dans un local
emprunté ou loué pour l'occasion, chacun apportant son ordinateur, un sac de
couchage et des provisions, dans la perspective d'un tournoi qui durera toute l'après-midi
et la plus grande partie de la nuit. On ne se bat que dans l'arène virtuelle,
on s'insulte copieusement mais dans une atmosphère amicale où tel est l'usage, ponctué
par les rires.
Cette sociabilité donne lieu, dans ses formes les plus organisées, à la formation
d'équipes qui s'affrontent à l'occasion de tournois nationaux et internationaux
réunissant des milliers de participants. Des clans affichent sur des sites Internet
les valeurs viriles aux noms desquelles leurs membres sont allés au combat, ont
remporté la victoire, ou se sont fait éclater en menus morceaux par des
adversaires dont la renommée satisfait à l'honneur d'avoir pu au moins les
affronter. Il est exceptionnel que les limites de la fiction soient perdues de
vue : le joueur qui devient injurieux, comme le tricheur, sont rappelés à l'ordre
ou exclus et déconsidérés. Le jeu est donc bien l'espace d'un apprentissage de
la socialité.
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