jeudi 5 juillet 2012

Jeux violents : un espace de médiation



Par Patrick Schmoll

Contrairement à une opinion fort répandue les jeux vidéo en général ne renforcent pas les conduites violentes ni l'inadaptation scolaire. Certains de ces jeux peuvent même étayer pour certains jeunes, à travers une mobilisation de l'imaginaire proche des jeux de rôle, une forme de médiation entre pairs qui partagent un même espace virtuel et parfois bien réel.

Le 2 avril 2002 à Erfurt en Allemagne, un jeune homme de 19 ans fait irruption dans une salle de classe du lycée Gutenberg où se déroulent des épreuves. Armé d'un fusil à pompe et d'un pistolet, il fait feu, tuant seize personnes avant de se donner la mort. Exclu de l'établissement depuis un an, il était en situation d'échec scolaire, mais avait selon ses proches une conduite normale dans la vie courante. Il était inscrit dans deux clubs de tir et était un joueur assidu de Counterstrike, un jeu vidéo à contenu violent. L'événement relance en Allemagne, mais également dans d'autres pays européens, la polémique sur les effets délétères des jeux vidéo. En France, la tuerie d'Erfurt fait écho à celle de Nanterre survenue le mois précédent, mais Richard Durn, également passionné d'armes à feu, ne jouait pas aux jeux vidéo.

La question n'est pas nouvelle, elle est posée depuis longtemps par le spectacle de la violence à la télévision. La réception quotidienne de photos et de films violents finit par induire chez le spectateur une forme de clivage de la réalité : la mort et la souffrance d'autrui ne coupent plus l'appétit à l'heure du repas. Ce clivage induirait une déréalisation de la violence. Dans les jeux vidéo, éclater à coup de mortier ou de barre à mine le personnage d'un adversaire procure généralement un sentiment de plaisir non dissimulé, alors qu'a contrario la mort de son propre personnage n'est pas vécue physiquement comme telle : on ne meurt pas réellement, et on n'a même pas mal. La destruction de l'image de l'adversaire, même réaliste, à la limite du film reproduisant l'événement, ne signifie donc pas que l'adversaire meurt "pour de vrai". C'est cette même virtualisation de la violence qui est utilisée pour l'entraînement des militaires : elle leur permet par la suite d'asséner la mort comme dans un programme d'entraînement, et en fait comme dans un jeu vidéo, surtout si l'adversaire n'est pas en contact direct. On peut donc en déduire que les jeux vidéo sont l'équivalent de programmes d'entraînement à une violence insensible. Le débat n'est pas simple, car il n'y a jamais une explication unique d'un fait de violence. Après la tuerie d'Erfurt, les éditeurs de jeux ont réagi à l'amalgame : le site allemand de Quatre affichait ironiquement "90% des auteurs d'attentats ont mangé du pain dans les 24 heures précédant leur crime. Interdisons le pain !".

L'EXPÉRIENCE CATHARTIQUEDE LA VIOLENCE

Un état (Nachez & Schmoll, à paraître) des enquêtes qui ont été conduites en France et aux États-Unis sur la pratique des jeux vidéo montre que rien ne permet d'établir que ces jeux, même ceux à contenus violents, ont une influence négative sur le comportement des joueurs dans la vie réelle. Pour celles de ces études qui s'intéressent aux répercussions éducationnelles de ces pratiques, les "bons élèves" paraissent même dans certaines enquêtes être plus nombreux à jouer aux jeux vidéo (tous styles confondus) que ceux ayant de mauvais résultats scolaires (mais ils jouent aussi moins longtemps qu'eux). Un tiers des gros joueurs sont d'excellents élèves et cela ne perturbe pas leurs résultats scolaires. Une partie seulement des jeux pratiqués par les jeunes sont des jeux violents : de 15% à 25% selon les études. La "consommation" de jeux violents ne représente donc qu'une partie de leurs activités ludiques.

La scénographie sanguinaire de certains jeux a une portée ambiguë. Pouvoir exploser à coup de mortier des adversaires dont les tripes vont se scotcher aux murs environnants, réduit certes la figure de l'autre à un objet de satisfaction de pulsions peu élaborées. Mais le réalisme des images est une condition de l'intérêt du jeu à cet égard : il permet la mise en scène et l'expression de ces pulsions, dont on peut se demander quelle serait autrement l'issue dans la réalité si elles n'avaient pas cette possibilité d'être contenues dans une arène virtuelle, le temps délimité d'une compétition. Le joueur se défoule dans le jeu, il retrouve tonus et confiance en soi après une journée ratée, il rejoue frustrations, anxiétés et colères autrement. Les joueurs interrogés dans les enquêtes font la différence entre le jeu et la réalité, mais il existe une interaction entre les deux : le jeu permet de relativiser la réalité. Et cette relativisation n'est possible que parce que le jeu ressemble  à la réalité. Plus intéressant est l'aspect positif pointé très régulièrement par ces études : le jeu vidéo est un facteur d'intégration sociale et d'échanges car  on ne joue que si l'on peut en parler avec des copains et/ou jouer avec les parents, et cela dès un âge précoce. Les jeux, mêmes violents, sont l'opportunité d'une sociabilité qui se développe en marge d'eux : les joueurs expérimentés aident les nouveaux, leur donnent des tuyaux. Le temps consacré à parler des jeux est aussi important que celui consacré à y jouer. Avec le développement des jeux en réseau local et en ligne sur Internet, des groupes se forment autour d'une pratique de compétition. Les adolescents se réunissent à dix ou vingt pour un week-end chez l'un d'eux ou dans un local emprunté ou loué pour l'occasion, chacun apportant son ordinateur, un sac de couchage et des provisions, dans la perspective d'un tournoi qui durera toute l'après-midi et la plus grande partie de la nuit. On ne se bat que dans l'arène virtuelle, on s'insulte copieusement mais dans une atmosphère amicale où tel est l'usage, ponctué par les rires.

Cette sociabilité donne lieu, dans ses  formes les plus organisées, à la formation d'équipes qui s'affrontent à l'occasion de tournois nationaux et internationaux réunissant des milliers de participants. Des clans affichent sur des sites Internet les valeurs viriles aux noms desquelles leurs membres sont allés au combat, ont remporté la victoire, ou se sont fait éclater en menus morceaux par des adversaires dont la renommée satisfait à l'honneur d'avoir pu au moins les affronter. Il est exceptionnel que les limites de la fiction soient perdues de vue : le joueur qui devient injurieux, comme le tricheur, sont rappelés à l'ordre ou exclus et déconsidérés. Le jeu est donc bien l'espace d'un apprentissage de la socialité.




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